Nil Yalter, C’est un dur métier que l’exil 3 : mémoire d’immigrants
Nil Yalter, d’origine turque, arrive en France en 1965 pour approfondir sa connaissance de la peinture occidentale. Réactive au contexte culturel et politique, elle s’engage dans un travail sociocritique qui montre les conditions de vie de diverses populations : les prisonnières de La Roquette à Paris, les ouvrières du quartier de Mireuil à La Rochelle, les ouvriers de Renault-Sandouville au Havre, etc. C’est un dur métier que l’exil 3, dont le titre est emprunté au poète turc Nazim Hikmet (1902-1963), s’inscrit dans ce long parcours où l’artiste réactive des mémoires en reliant différents projets. En 1983, Nil Yalter conçoit la première installation de cette série (A.R.C., Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris), suivie en 2006 d’une version multimédia interactive à l’Institut français d’Istanbul. On assiste aujourd’hui à une troisième mutation, conçue spécialement pour la Cité de l’immigration : un montage de trois bandes des années 1970-1980 retravaillées numériquement avec l’ajout d’incrustations de formes élémentaires est projeté à l’intérieur d’une structure en forme de cube. Sur les parois extérieures, des dessins et des photographies évoquent les situations d’autres populations immigrées en France – notamment un mariage algérien à Dreux en 1977-1978.
L’agencement des trois vidéos (réalisées avec Nicole Croiset) évoque la situation des travailleurs immigrés des années 1970-1980. Le travail des images, du son, l’insertion d’informations factuelles, l’attention respectueuse portée aux personnes rencontrées, le choix du montage, concourent à redonner de la dignité et du sens à des personnes qui en sont la plupart du temps privées, participant ainsi à un réel travail de mémoire sur l’immigration. La communauté des travailleurs Turcs à Paris (1976) se compose de témoignages d’immigrés de Corbeil-Essonnes et Goussainville. Ils évoquent les difficultés de logement, les accidents du travail, leur sentiment de perte identitaire, en prise aux modes de vie de leur double culture. Ils engagent une vraie réflexion sur la politique du pays d’accueil à propos du travail des immigrés. En 1979, L’immigration et la ville nouvelle donne la parole à la communauté portugaise de Ris-Orangis. Avec le recul, ces documents disent magnifiquement les aspirations et les conditions de vie des immigrés dans les barres des H.L.M. des années 1970, qui ont façonné les actuelles banlieues. Les Algériens, refusant de témoigner, ont composé la musique. Tous et toutes réfléchissent leur situation, disent leurs souffrances et la nostalgie de leur pays, mais aussi leur intégration. En 1983, C’est un dur métier que l’exil s’intéresse aux travailleurs turcs des sordides ateliers de confection clandestins de la rue du Faubourg Saint-Denis à Paris, mêlant photographies, textes, poèmes et vidéos. Ils transmettent leurs expériences, leurs rêves, évoquent au fil des témoignages les effets de la régularisation des sans-papiers en 1981 et du regroupement familial.
La réunion d’expériences issues de milieux variés souligne la proximité des expériences migrantes, marquées par la stigmatisation et l’exploitation économique, entre intégration et nostalgie du pays d’origine. Ce travail de conscientisation puise autant à l’esthétique qu’à l’anthropologie, au mythe qu’à la réalité, au reportage qu’à la fiction. Cette œuvre nourrit d’une épaisseur temporelle et humaine une histoire encore très conflictuelle que l’artiste valorise en l’énonçant différemment. Elle affirme aussi la continuité de la terrible condition migrante en France, qui conditionne la situation faite à leurs descendant.e.s et rend nécessaire le rappel de l’apport de ces populations à la France.
Fabienne Dumont, Paris, août 2009