« C'est un Dur Métier Que l'Exil  » - 2 by Cemren Altan

  • Dans cette exposition de Nil Yalter, montée à partir d’une sélection de ses œuvres produites depuis plus de trente ans, un dialogue d’ensemble se déploie, comme un panorama, entre les différents média d’expression artistique. Cette rétrospective de l’artiste nous donne ainsi la possibilité de prendre toute la mesure de sa force d’anticipation sur les plans à la fois technique, sociologique et artistique.
  •  Les témoignages de travailleurs immigrés venant de divers pays – Turquie, Portugal, Algérie –, interprétés sur divers supports – photographies, vidéo, dessin –, ont été intégrés par l’artiste dans un DVD interactif qui renvoie à la réalité multidimensionnelle de la société contemporaine et reflète la sensibilité de l’époque, tout en ouvrant l’expérience artistique à de nouvelles formes de perception: le toucher, la vue, l’ouïe sont mobilisés, produisant par leur interaction un champ spécifique de perception, où la notion traditionnelle de représentation se trouve fragmentée, bouleversée. L’œuvre propose une nouvelle conception du temps et de l’espace, donc une nouvelle mémoire. 
  • Une des particularités de l’artiste, c’est qu’elle crée une dialogue entre différents supports, sans favoriser un médium par rapport à un autre mais en cherchant au contraire à intensifier la force expressive des uns par leur association avec d’autres. A l’occasion de  cette exposition, elle nous donne une installation qui se construit par la rencontre et la confrontation entre la photographie et la vidéo, le dessin et les technologies du multimédia. Elle développe des recherches sur les possibilités expressives qui se nouent et se dénouent par l’interaction et le choc de ces différentes formes. Dans ces hybridations qu’elle produit en utilisant et en détournant des codes communs, elle expérimente la naissance de nouveaux systèmes de codes. Les vidéos ont été filmées avec un appareil d’enregistrement portable (Sony Portapack, une des premières machines de ce type): des images du monde sous la brume, évanescentes, presque disparues, sont ainsi ‘sauvées’ par leur inscription sur un support numérique. L’artiste les retravaille et les intègre alors à son DVD. Les photographies, les images en mouvement, les œuvres graphiques, d’autres documents encore qu’elle utilise pour son travail sont agencés de façon interactive, si bien que le spectateur peut les aborder à sa manière, en jouissant d’une liberté qui confère à la visite un pouvoir créateur spécifique : par son parcours, le spectateur contribue à créer et à compléter lui-même un état donné de l’œuvre. Dans cette expérience, les hiérarchies traditionnelles (entre peinture et texte ou au sein de l’ordre logique de lecture) sont remises en cause, tout est mis à plat pour s’offrir à des reconstructions imprévisibles.
  • Sous le signe du gris, du noir et du blanc, dans cette exposition, nous partons pour un voyage dans le temps. Dans une série de photographies et de dessins qui ont été exposés à la Biennale de Paris en 1977, nous sommes confrontés au motif de la ‘femme sans tête’, interprétée à partir de photos d’immigrés turcs. Par sa présence effacée, interchangeable avec une autre, son existence paradoxale, au bord de la disparition, cette femme incarne et transmet l’expérience même de l’immigration. Même aujourd’hui, ces travailleurs habités par un grand idéal de ‘vie et de travail en Europe’, par un espoir violent de changer leur niveau de vie, offrent le témoignage de vies enfermées, marquées par les privations,  loin de ce qu’ils avaient imaginé. L’Artiste, en faisant le portrait de ces gens, leur rend paradoxalement hommage et apporte une forme de reconnaissance à ces visages invisibles. Dans une autre installation hybride exposée à sa deuxième exposition personnelle en 1983 au Musée d’art moderne de la Ville de Paris, Nil Yalter construit un dialogue avec des vers de Nazım Hikmet, ‘C’est un dur métier que l’exil’, en sélectionnant des scènes du quotidien des travailleurs et en mettant au premier plan la difficulté de leurs conditions de vie. Ces œuvres sont des exemples typiques de l’engagement social ancré dans le travail artistique de Nil Yalter, dans la ligne d’un ‘art sociologique’, préoccupé par les questions d’identité, d’immigration, ou de féminité.
  • Des témoignages de vie en forme de courtes citations, des sons naturels de l’environnement, des films mèlant des éléments folkloriques, des motifs de papier peint ou de tissu de fauteuil, des objets quotidiens qui portent les traces de la vie sont repris dans certains dessins ou filmés en plan rapproché comme si on les plaçait sous une loupe. Le passage d’une technique à une autre change le fonctionnement plastique des images et les fait glisser du niveau de l’art décoratif à celui de l’art conceptuel.
  •  Par la pluralité des modes d’expressions mobilisés et par les ouvertures proposées dans cette exposition, Nil Yalter se rapproche de la notion d’ “œuvre d’art totale” (Gesamtkunstwerk), apte à produire une nouvelle forme de regard dans le cadre d’une société de communication et d’information.
  • Dr. Cemren Altan
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